Alain Delon, étoile du cinéma français, s'est éteint, emportant avec lui une part inestimable de notre patrimoine cinématographique. Sa disparition marque la fin d'une ère, celle de la coolitude avant l'heure ou de la French touch du cinéma, de l'élégance à la française ou de la nonchalance sophistiquée. Delon était certes le « dernier géant » du cinéma, mais il a aussi et surtout construit sa légende par un style qui pouvait encore transcender la mode pour devenir une seconde peau. 

Si feu Jean-Paul Belmondo était un bourgeois qui singeait la gouaille populaire des loubards, son ami Alain Delon était un prolétaire qui émanait une beauté aristocratique rare. Mais, là où Belmondo devait jouer les séducteurs enjoués, son alter ego du grand écran pouvait compter sur un regard bleu acier et des traits sculpturaux qui l'ont imposé comme une incarnation de la beauté mystérieuse, froide, presque inaccessible, à la manière d'un monument que le monde était forcé d'admirer à distance. 

Le cinéma de Delon, c'était avant tout une esthétique. Dès ses premiers rôles, sa beauté froide et minérale fascine. On pense à Plein Soleil où, sous les traits de Tom Ripley, il distille une ambiguïté délicieuse, naviguant entre ombre et lumière, grâce et menace. Au Samouraï, où il incarne un tueur à gages avec une telle maîtrise de la retenue et de l’économie de ses gestes, qu’il transforme le silence en une symphonie. L' « homme fatal » portait sur lui l’aura des grands, ceux dont la seule présence suffit à magnifier l’espace qu’ils  occupent ; il n'avait pas besoin de parler pour se faire entendre.

Cette maîtrise du jeu, ce magnétisme à l'écran, étaient inextricablement liés à un style vestimentaire qui, à lui seul, racontait une histoire. Alain Delon était doté d'un sens inné du style, d'une élégance, qui semblait couler de source. Contrairement à de nombreux acteurs contemporains, qui semblent parfois prisonniers de vêtements trop ajustés, Delon savait que l’élégance passe avant tout par le confort. Il portait des costumes qui ne contraignaient jamais ses mouvements, des vêtements qui lui  permettaient d'allier aisance et allure.

Prenons par exemple Plein Soleil : dans ce film, Delon arbore un costume en soie bleu avec une désinvolture que peu pourraient égaler. Son veston, ni trop ajusté, ni trop ample, tombe parfaitement, couvrant juste ce qu’il fallait sans jamais sembler étriqué. Cette coupe  équilibrée, qui offre une silhouette légèrement plus pleine, est aujourd’hui rare, mais elle confère à Delon une allure à la fois romantique et puissante. Par ailleurs, il arbore dans ce même film un ensemble encore plus minimaliste : une chemise blanche à demi déboutonnée, des pantalons gris et des mocassins, le tout accessoirisé d'un manteau jeté nonchalamment sur l'épaule. Cette tenue, dépouillée d'ornements superflus, est d'une élégance saisissante, démontrant que le véritable bon goût réside souvent dans la sobriété. 

Ce sens inné de l'élégance se manifeste également dans Le Samouraï. Vêtu d'un trench-coat impeccable et d'un chapeau fedora, Delon abrbore un look minimaliste mais puissant, devenu un véritable archétype du style masculin. Cette tenue influencera non seulement la mode masculine, mais aussi le cinéma, où l'image du tueur solitaire et glacial deviendra iconique. Delon portait ses vêtements avec une aisance naturelle qui reflétait une confiance inébranlable, rendant chaque pièce — qu'il s'agisse d'un costume  parfaitement ajusté ou d'un simple pull en maille — intrinsèquement chic.

L’homme de toutes les métamorphoses n’était pas seulement l’incarnation du gangster charismatique; il a également su se glisser dans la peau du professeur énigmatique, de l’amant tourmenté, du héros ambigu, et de l’homme de l’ombre. Que ce soit dans un smoking impeccable comme celui qu'il arbore dans Borsalino, ou derrière des lunettes de soleil, comme dans La Piscine, où son regard mystérieux, dissimulé par des verres teintés, ajoutait une profondeur énigmatique à  son personnage, Alain Delon était un paradoxe vivant. Rempli de contradictions qu’il parvenait pourtant à concilier avec une grâce inégalée, il jonglait entre la froideur et la passion, l'élégance et la violence, l’austérité et le charme ravageur. Chaque apparition à l’écran devenait ainsi une leçon de style et d’intensité, où chaque détail – un pli de costume, un regard voilé, un geste mesuré – racontait une histoire infiniment plus complexe que les mots ne sauraient exprimer. 

Delon nourrissait également une véritable passion pour l'horlogerie, collectionnant certains modèles des plus grandes maisons horlogères au monde. Son amour pour les garde-temps de prestige s'exprimait à travers une collection impressionnante comprenant des modèles emblématiques   de Blancpain, de Cartier et de Rolex. Ces montres n'étaient pas de simples accessoires pour lui, mais des objets d'art qui incarnaient le savoir-faire, l'élégance et la précision qu'il appréciait tant. Chaque pièce de sa collection reflétait son goût impeccable et son attachement à une esthétique intemporelle. Que ce soit une montre Cartier ornant son poignet lors d'une apparition publique ou une Rolex qui l'accompagnait dans son quotidien, chaque choix horloger de Delon témoignait de son respect pour l'artisanat et la beauté durable.

Si la grandeur intemporelle de l'acteur ne fait aucun doute, il n’en demeure pas moins que l’homme n’a pas toujours su s’adapter aux mutations de son temps. À mesure que les années passaient, la beauté minérale de Delon s'est durcie dans la pierre. Cette image vibrante qui, jadis, électrisait l’écran, a fini par devenir son tombeau. Alain Delon, en refusant de se renouveler, s’est retrouvé enfermé dans ses propres icônes, incapable de se défaire de cette image trop parfaite qu’il avait créée. Il est resté fidèle à une idée, loyal à un idéal, celui d'une virilité froide, qui a progressivement perdu de son éclat auprès d'un public qui a évolué et pris ses distances. 

Plus encore, sa retraite du grand écran n’a pas signifié pour autant une disparition du champ médiatique. Les dernières décennies de sa vie ont été marquées par des prises de position controversées, qui ont écorché vif l’image lisse du jeune premier des années 60. À l’instar d’un personnage de tragédie antique, Delon semblait ne pouvoir échapper à ce destin. Il est  passé de jeune premier à vieux dernier et sa douceur a tourné à l’aigre.

Pourtant, Alain Delon qualifiait le métier d'acteur de « coup de pot » qui l'avait empêché de devenir un bandit de grand chemin. S'il a tombé le borsalino pour nous tirer sa révérence, son nom restera celui d'une icône, d'une légende, d'un mythe du cinéma dans le monde entier. Son étoile, bien que ternie par le temps, continuera à briller dans le firmament de l'histoire, là où les grands ne meurent jamais vraiment. Seul des grands acteurs de cette époque encore en vie, il est à jamais le dernier des samouraïs et sa fin marque la fin d'une ère.