
Jean Rostand écrivait, dans La biologie et la morale, “l’enfer, c’est quand tout sera parfait”.
Ce postulat me paraît d’une terrible justesse. La perfection, ou du moins la quête de cette dernière, n’induit rien d’autre que le malheur des hommes. La raison première et fondamentale de ce constat est à rechercher dans le fait que l’humanité ne connaît pas la perfection et que chaque homme qui chercherait à s’extraire de sa condition en voulant l’atteindre connaîtrait un destin similaire à celui de Sisyphe poussant son rocher. Le sommet de la montagne n’est pas accessible pour l’homme, peu importe le degré d’effort consenti, et finalement c’est peut-être réconfortant.
Poussons la chose un peu plus loin. Imaginons quelques instants que la perfection soit de ce monde et que l’atteindre soit de l’ordre du possible. Serait-ce vraiment souhaitable ? N’est-ce pas justement l’irrégularité qui donne du caractère aux choses qui nous entourent et l’imperfection qui offre à l’ordre du monde son relief et sa consistance ? Un monde parfait serait, je le pense sincèrement, trop lisse. En effet, la perfection implique nécessairement l’uniformité, dans la grandeur certes, mais puisqu’être parfait nécessite d’atteindre un état dans lequel il n’existe rien de meilleur, alors c’est mécaniquement que s’effacent les singularités. Et l'uniformité, d’hier à aujourd’hui, ça n’a jamais emballé personne. Au XVIIème, Antoine Houdar de La Motte affirmait déjà que “l’ennui naquit un jour de l’uniformité”. Quatre cent ans plus tard, un certain Duc de Boulogne se ralliait à la cause en déclamant “j’aime bien les rides, les cicatrices, l’imperfection, j’aime pas les filtres”.
Un exemple parlant, qui nous permet par ailleurs de nous rapprocher de notre sujet de prédilection, est celui des adeptes de la sprezzatura. Il est certain qu’un rendu prétendument parfait nécessiterait que le petit pan de la cravate reste sagement caché derrière le pan principal. Pourtant, laisser dépasser ce petit bout de tissu et s’affranchir de la règle établie, c’est apporter ce quelque chose en plus qui donnera vraiment du caractère à votre tenue.
A en croire la créatrice Isabel Marant, “le véritable charme proviendrait de l’imperfection.” Je me range bien volontiers à son avis.

Puisque nous sommes par nature voués à l’imperfection, il est nécessaire de cultiver cette dernière et d’en jouer pour faire naître ce supplément d’âme. D’une faiblesse apparente naît alors une véritable force et on comprend mieux Anatole France lorsque ce dernier écrivait “tenir à son imperfection comme à sa raison d’être”. Être imparfait, c’est tout un art.
Pour matérialiser ce laïus introductif, il vous suffit d’observer un costume en lin. C’est irrégulier, ça se froisse, mais Bon Dieu, qu’est ce que ça a de la gueule. Le lin, c’est la preuve irréfutable qu’être parfait, c’est ennuyeux et que ce qui est communément admis comme étant un défaut peut, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, se muer en un véritable atout.

Le lin, de quoi parle-t-on ?
Le lin est une fibre textile naturelle issue de la plante Linum usitatissimum – dont vous n’aurez pas besoin, rassurez-vous, de retenir le nom pour continuer sereinement la lecture de cet article – cultivée principalement en Europe et notamment en France. En pratique, le processus de fabrication de l'étoffe est le suivant : les tiges de lin massèrent à même le sol au gré des intempéries, cette étape appelée rouissage permet in fine d'en extraire les fibres. Une fois obtenues, ces dernières sont broyées et raclées pour en retirer la partie ligneuse. Elles sont ensuite successivement peignées, filées puis tissées afin de constituer une toile.

L'objet de notre étude jouit d'une ancienneté sans commune mesure. Le lin est ainsi probablement la première fibre textile utilisée par l'humanité. Les premières traces de fibres de lin sauvage datent d'environ trente-six mille ans et l'origine de sa culture remonte à plus dix mille ans, au Moyen-Orient.
C'est dans l'Egypte antique que le lin acquiert ses lettres de noblesse. La fibre est alors particulièrement valorisée par les Egyptiens qui considère ce tissu comme noble et pur, le surnommant "lumière de la Lune" en raison de sa blancheur. Dès lors, le lin est utilisé pour les vêtements sacrés et les rites mortuaires, notamment le linceul des momies.

Dans l'antiquité gréco-romaine, on continue à utiliser le lin pour les vêtements mais également pour servir d’autres usages comme la confection des voiles des navires ou des cordages. Toujours considéré comme très précieux, il est utilisé comme monnaie d'échange et se répand dans tout le bassin méditerranéen notamment sous l'impulsion des Phéniciens. C’est donc tout naturellement que mes origines libanaises me poussent aujourd’hui à m’inscrire dans cet héritage en partageant avec vous cette ode au lin.
Au Moyen-Âge, il devient courant en Europe, notamment pour le linge de maison. Comme vous ne l'aviez peut-être pas remarqué, le mot "linge" dérive d'ailleurs de "lin". On l’utilise également pour confectionner des habits qui ont pour vocation d’être portés sous les étoffes en laine. Au VIIIème siècle, Charlemagne développe l'artisanat du lin et les grandes régions qui s'imposent comme productrices sont la Normandie, l'Irlande et la Flandre.

Au XIXème siècle, au cœur de la Révolution industrielle, notre fameuse fibre décline, au profit du coton. Ce glissement s'explique par le mouvement d'industrialisation à l'œuvre qui avantage le coton, plus simple à cultiver et à travailler. La production de lin se tarit alors jusqu'à la fin du XXème siècle concurrencée tant par le coton que par les fibres synthétiques.
Au XXIème siècle, le phœnix renaît de ses tiges et le lin signe son grand retour, porté par une quête de durabilité et d'authenticité. Ses vertus écologiques en font une matière de choix dans un contexte où la mode durable a le vent en poupe. En effet, sa culture nécessite peu d'eau, à la différence du coton, mais également peu d'engrais ni de pesticides. Enfin, cerise sur le gâteau, c'est un tissu qui ne génère aucun déchet dès lors que l'entièreté de la plante est valorisable (graines, anas, fibres.).
L'enjeu de l'empreinte carbone est également non négligeable. En effet, la France est le premier producteur mondial de lin textile avec pas moins de 75% de la production mondiale (cocorico !) du fait de conditions pédoclimatiques idéales. Cependant, bien qu'excellant dans la culture et le teillage du lin, la majeure partie de la transformation industrielle est toujours réalisée en Asie qui concentre 85% des capacités mondiales de filature. Des initiatives émergent d'ores et déjà pour relocaliser certaines étapes de transformation en France. Et oui, en parfaits gentlemen, soucieux du respect des autres et de votre environnement, je vous sais sensibles à ces enjeux.

Le lin, ses (nombreux) avantages et ses (quelques) inconvénients
Les avantages du lin :
- Une matière thermorégulante : alors que le mercure commence à monter, vous vous demandez certainement comment continuer à porter la chemise, la veste et le costume sans souffrir outre mesure des fortes chaleurs. Rassurez-vous, le lin est votre ami. Ses propriétés thermorégulantes en font une matière qui permet de rester au frais en été. La "main" du lin étant à la fois fraîche et sèche, le contact avec la peau est par conséquent rafraîchissant. Cet effet de fraîcheur implique mécaniquement des propriétés anti-transpirantes. La peau étant moins chaude, il est logiquement moins nécessaire pour le corps de transpirer pour la rafraîchir. On comprend ainsi aisément pourquoi la saharienne, née dans la chaleur de l’Inde puis adoptée ensuite pour les safaris comme pour les campagnes militaires nord-africaines de la Seconde Guerre mondiale, était généralement composée de lin. A l’aube de l’été, gardez donc cela dans un coin de votre tête.

- Un tissu absorbant : capable d’absorber jusqu’à 20% d’humidité sans paraître humide ni ne donner l’impression d’être gorgé d’eau, il permet d’évacuer rapidement la transpiration sans laisser de traces. Je vous l’accorde, cette phrase sonne comme un spot de publicité pour une marque de déodorant bas de gamme, mais c’est factuel. Cette propriété absorbante en fait également une fibre hypoallergénique : l’humidité ne s’installant pas, le risque d'irritation ou d'allergie est logiquement amoindri.
- Un modèle de solidité et de durabilité : considéré comme la plus solide des fibres textiles naturelles, notamment du fait de la longueur de ses fibres, le lin ne peluche pas et conserve sa forme initiale malgré le passage des années et les lavages successifs. Il s’adoucit même, comme un bon vin qui ne révèle son potentiel qu’après une période de garde.
Alors que le temps fera son œuvre, et que nous déclinerons, comme tout un chacun, nos costumes en lin ne feront qu’embellir et nous permettront de sauver les apparences un peu plus longtemps, nous offrant un sursis salvateur face aux ravages de l’âge. L’Elixir Vitae, en somme.

- Des vertus écologiques : mais, nous en avons déjà parlé plus tôt, chers éco-Damoiseaux.
Les (pseudos) inconvénients du lin :
- Son prix : généralement plus cher que le coton, les vêtements en lin peuvent, en effet, être plus onéreux à l’achat. Cela s’explique notamment par sa rareté relative : en 2019, la production de lin était cent vingt-cinq fois moins importante que la production du coton. L’offre, la demande, le prix d’équilibre… cqfd.
De quoi relativiser tout de même ici :
- Le lin étant plus durable, vos pièces devront moins souvent être remplacées et vous amortirez donc vos habits en lin.
- La comparaison avec le coton n’intègre pas les coûts humains, sociaux et environnementaux que nous évoquions plus haut.
- A l’heure où le marché de la seconde main est en plein essor, vous trouverez aisément des chemises ou d’autres articles en lin à des prix défiant toute concurrence.
- Sa rugosité : oui, le lin est rugueux à l’origine, c’est un fait. Cependant, et comme expliqué plus haut, le lin s’adoucit au fur et à mesure des lavages. Circulez, il n’y a aucun problème de ce côté-là.
- Sa tendance à froisser : le voici, le plus grand argument des détracteurs du lin. “Le lin, ça froisse, et ça ressemble vite à un chiffon”. Je partage la première partie du constat, le lin froisse et c’est indéniable. Du fait de la structure même de la fibre et de sa structure microscopique composée de petites fibrilles rigides et fortement liées entre elles, le lin est très peu élastique. Le lin ne possède ainsi aucun mécanisme moléculaire ou structurel lui permettant de reprendre sa forme initiale après déformation : en d’autres termes la matière se froisse, et les plis ne se résorbent pas sauf à se lancer dans un repassage méticuleux. A l’inverse, une matière comme la laine possède une fibre naturellement ondulée, ce qui lui permet de s’étirer et de revenir, in fine, à sa forme initiale. En pratique, si vous accrochez votre costume en laine sur un cintre après chaque utilisation, la plupart des plis s'atténuent ou disparaissent. Vous pouvez attendre longtemps devant votre penderie avant que votre costume en lin fasse de même… Pour cette raison, on qualifie souvent le lin de matière “morte”, tandis que la laine est considérée comme étant une matière “vivante”. Mais le lin n’est pas mort, et il nous faut le faire vivre, chaque jour.

Franchement, ne croyez-vous pas que cette tendance à froisser puisse être considérée autrement que comme un terrible défaut ? Nous le disions en introduction, le charme se nourrit d’imperfection et la singularité donne du corps aux choses. Ainsi, la tendance naturelle à froisser du lin peut, et même doit, être considérée comme un atout de la matière. C’est cette propriété qui offre au lin une vraie capacité à incarner le décontracté chic et un style estival et riviera. Le froissement fait partie du charme naturel du lin. Le lin vous apporte cette petite touche de décontraction et de nonchalance qui fait toute la différence. Bien sûr, il s’agira d’éviter le costume en lin pour un entretien d’embauche ou l’enterrement de votre arrière-grande tante dès lors que ce sont par essences des situations qui nécessitent beaucoup de formalisme et un certain degré de solennité. Le lin est différent, et ne s'embarrasse d’aucune formalité. Il est l’apanage de la dolce vita, l’habit des moments agréables, le témoin de nos plaisirs et l’uniforme des bons vivants. Quoi d’autre qu’un habit en lin pour profiter de ce bon repas en charmante compagnie, au coucher de soleil, face à la Méditerranée ?
Parce qu’imparfaite, elle est la seule étoffe à pouvoir nous accompagner dans nos plaisirs futiles et nos joies éphémères, ou dit autrement, dans les moments les plus importants d’une vie humaine.
Si, malgré tous mes efforts, vous veniez à ne pas être convaincus… optez pour des mélanges lin et coton, ou lin et laine, ça froisse moins.
Comment porter le lin ?
La chemise en lin est l'incontournable des beaux jours. Choisissez là unie, rayée, ou même à motif. Elle est très simple à porter et il vous suffit d’un joli pantalon ainsi que d’une paire de souliers estivaux (mocassins, espadrilles, derbys en daim, ou que sais-je encore) pour l’accompagner. Par essence décontractée, n’ayez pas peur de la choisir colorée et les teintes pastels sont particulièrement appréciables. Pour la même raison, n’hésitez pas à rouler vos manches sur vos avant-bras, et, entre nous nous, ouvrez donc un ou deux boutons de plus qu’à l’accoutumée. Pour quelques heures, vous vous sentirez fringuant comme Delon sur la Riviera.

Beaucoup de relâchement dans ces lignes, et c’est très bien, mais faites tout de même l’effort de rentrer votre chemise dans votre pantalon. Vous êtes des gentlemen décontractés qui savent profiter de la vie, certes, mais, ne cessez jamais d’être élégants.
Si la chemise en lin est un must, le polo en lin fonctionnera également très bien même s' il me faut avouer le préférer en coton. Le polo étant par essence plus décontracté, il peut vite donner un air négligé lorsqu’il est froissé.
Le pantalon en lin est une véritable petite merveille car il permet de continuer à porter le pantalon dans des conditions décentes, même en période de fortes chaleurs. Je n’ai aucune animosité envers les shorts, sous certaines conditions il est vrai, mais j’avoue ne pas en être un grand adepte. Si vous êtes dans le même cas que moi, le pantalon en lin est une bénédiction. Choisissez le suffisamment ample, d’abord parce que le rendu sera visuellement bien meilleur, ensuite parce que cela permettra aux propriétés thermorégulantes du lin de s’exprimer pleinement.

Enfin, l’apothéose : le seul et unique costume en lin. C’est une tenue que je trouve extrêmement riche puisqu’elle permet de jouer avec des univers différents et de créer des ponts entre eux. En effet, le costume est bien souvent caractérisé comme un habit d’une grande élégance mais également très codifié et d’aucun le trouveront particulièrement strict et formel. Bien que ne partageant pas le constat, force est de constater que le costume n’est pas la première tenue à laquelle on pense lorsque nous évoquons la décontraction. Le costume en lin vient, lui, se poser comme une alternative dans laquelle s’incarne toute l’élégance d’un costume tout en lui apportant une touche de désinvolture bien sentie. Revêtir un costume en lin, c’est dire au monde que vous n’êtes en aucun cas prêt à brader l’élégance, même en bord de plage sous 32 degrés, mais que vous êtes également un homme qui sait s’adapter aux situations, capable de jouer la bonne partition, au bon moment. En cela, il s’agit d’une des pièces les plus intéressantes du vestiaire classique masculin. Les caractéristiques d’un costume en lin alimentent généralement cette esthétique contrastée avec des couleurs souvent claires et des détails tendant vers plus de décontraction comme des poches plaquées. Porter le costume en lin, c’est honorer l’art tailleur et ses codes en lui apportant une certaine nonchalance.

Finalement, de manière générale, porter du lin c’est célébrer la décontraction tout en ne perdant jamais le fil conducteur de l’élégance. En d’autres termes, c’est un bel exercice de funambulisme.
La qualité essentielle d’un homme élégant se situe probablement quelque part dans sa capacité à le rester dans divers contextes en s’adaptant continuellement aux situations et aux moments de vie. Le lin est votre allié lorsqu’il s’agit de vous aventurer dans les registres les moins formels ou d'affronter les conditions climatiques les plus éprouvantes. C’est une matière à l’apparence imparfaite, nous le disions plus haut, mais elle est de fait à notre image. Acceptez les plis, la pire chose qu’on puisse dire d’un homme, c’est qu’il est lisse.
